Avril – mai 2022
« Dans mon travail je n’ai jamais traité que l’humain, à travers les formes et matières, passant du dedans au dehors, j’imagine tout en créant des vies. Je ne cesse de m’interroger sur la condition humaine. J’essaie d’attraper au vol des fragments du monde, que je mets en scène, avec un sentiment aigu de la fragilité et de la brièveté des choses, de la présence de la mort inscrite au cœur même de la vie. » Chantal Moret
En abordant une nouvelle série de travaux sur le thème des « Racines », Chantal Moret s’est lancée dans une aventure qui aborde non seulement des questions artistiques et esthétiques, mais aussi d’autres plus personnelles ayant trait à ses origines valaisannes.
Chantal Moret : Racines, pour une peinture radicale
« Le mot « racine » nous aide à aller à la racine de tous les mots, au besoin radical d’exprimer les images. »
Gaston Bachelard1
Chantal peint, dessine, sculpte, installe et performe sans relâche depuis quelques décennies. Une énergie débordante l’habite qui l’amène à agir non seulement avec une rapidité extrême, mais aussi « avec une sûreté impatiente qui la porte à de fertiles audaces », comme le souligne Jacques Chessex dans un beau texte qu’il lui consacre. L’écrivain vaudois y saisit d’ailleurs quelques aspects essentiels de son travail, dont par exemple la notion de « l’humus de l’Origine »2, un concept qui trouve une résonnance particulière dans ses travaux récents regroupés sous le thème général de « Racines ».
En 2021 Chantal Moret décide de revenir sur les lieux de son enfance, dans la commune de Nendaz en Valais. Le retour en mère patrie s’organise autour d’un projet artistique qui se concrétise par une résidence en 2022 à l’Atelier d’artistes Lez’Arts, situé dans le petit village des Condémines, à proximité de Nendaz. Chantal y passe trois semaines à peindre, mais aussi à parcourir les sentiers forestiers avec ses crayons et son calepin de croquis. De ses pérégrinations sylvestres elle rapporte son butin de dessins, mais aussi de vieilles racines et souches de bois qui lui servent à la fois de modèles et d’éléments matériels qui entreront dans les installations qu’elle projette.
Si à ce point de son cheminement Chantal Moret revient sur ses origines, cela ne se résume pas à une simple réappropriation territoriale ou autobiographique, l’artiste saisit cette occasion pour se lancer dans une nouvelle quête stylistique. Chantal aime les défis et, à cet égard, il est intéressant de savoir que la représentation des racines n’a guère intéressé les artistes au cours des siècles, ils se sont plutôt focalisés sur les parties visibles de la plante. Encore aujourd’hui – mis à part Giuseppe Penone qui traite ce thème, mais pour qui l’arbre constitue néanmoins le sujet central -, rares sont les créateurs contemporains qui abordent spécifiquement ce sujet. La désertion de cet espace iconographique, pourtant si riche en potentialités graphiques et sémantiques, s’explique par son symbolisme ambivalent incarnant aussi bien la vie que la mort. Fouillant les profondeurs chtoniennes, « La racine est l’arbre mystérieux, l’arbre souterrain, l’arbre renversé », écrit Gaston Bachelard3, ainsi pour certains auteurs la racine serait le versant ténébreux et obscur de la création, hypothèse qui se vérifie chez Victor Hugo : « Et la racine affreuse et pareille aux serpents / fait dans l’obscurité de sombres guet-apens4 » . Pour Jean-Paul Sartre elle incarne la mélancolie, prélude au sentiment de « Nausée » face à l’existence: « La racine du marronnier s’enfonçait dans la terre, juste sous mon banc. Je ne me rappelais plus que c’était une racine. Les mots s’étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs modes d’emploi, les faibles repères que les hommes ont tracé à leur surface. J’étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et noueuse5 ».
La valeur dramatique de la racine a d’emblée attiré Chantal Moret, car l’artiste développe depuis ses débuts un goût pour « la violence sombre » d’une peinture « ni aimable ni gracieuse6 » , une peinture difficile qui ne se donne pas au premier venu. En règle générale et quel que soit le thème abordé, Chantal s’interroge sans soucis d’esthétique sur « l’humain dans toute sa vérité, sa profondeur, ses mystères et ses drames (…) avec la conscience aiguë de la fragilité et de la brièveté de toute chose (…) de la mort inscrite au cœur même de la vie 7». C’est pourquoi en cédant aux charmes discrets des racines Chantal Moret se livre à une expérimentation inédite nourrissant son terreau plastique et spirituel ; les images archétypales de ces masses réticulaires, développant leur réseau labyrinthique où s’allument soudain quelques foyer de vermillon, cinabre et mordoré constituent un nouveau territoire d’expression, prolongeant ce motif de « l’humus des Origines » qui traverse son œuvre.
Françoise-Hélène Brou
Condémines, le 24 juillet 2022
1 Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, La Racine, Librairie José Corti, Paris,1948.
2 Jacques Chessex, Géographie Intérieure, in Chantal Moret Peintre sculptrice, Till Schaap Edition, 2020. Texte paru dans Le Nouveau Quotidien, 1.04.1993
3 Gaston Bachelard, op.cit.
4 Victor Hugo, La Fin de Satan, NRF, La Pléiade, Paris, 1950
5 Jean-Paul Sartre, La Nausée, Gallimard, Paris, 1972.
6 Jacques Chessex, op.cit.
7 Chantal Moret, peintre, sculptrice, op. cit.



