Artiste d’origine thaïlandaise établi à Genève depuis 1980
Siripoj Chamroenvidhya. Poétique des ombres et lumières : du dessin à la photographie argentique
Siripoj Chamroenvidhya pratique le dessin depuis de nombreuses années, une technique qu’il maîtrise d’ailleurs à la perfection. Ses œuvres, souvent de grands formats, déroulent des univers en blanc et noir, suggérant paysages ou panoramas de contrées inconnues que l’on pourrait qualifier de paysages intérieurs plus que de véritables représentations paysagères, d’ailleurs n’est-il pas vrai que : « Tous les bons dessinateurs dessinent d’après l’image écrite dans leur cerveau et non d’après nature » ? (Baudelaire, L’Art mnémonique)
Parmi les différentes techniques graphiques, Siripoj privilégie celle du fusain qui se prête aux aplats et modelés, créant des volumes sans avoir recours aux traits. On entend par trait, ou ligne, un tracé continu et parfaitement lisible permettant de construire une forme. Les nombreuses révolutions artistiques ayant jalonné l’histoire des arts n’ont étrangement jamais remis en question l’hégémonie du trait, considéré encore aujourd’hui comme l’alpha et l’oméga du dessin. Il y eut pourtant quelques tentatives de se passer de cette composante fondamentale, en particulier avec Léonard de Vinci qui, dans son Traité de la Peinture, écrit : « Veille à ce que tes ombres et lumières se fondent sans traits ni lignes, comme une fumée ». Cette recommandation renvoie à la technique du sfumato – signifiant littéralement « enfumé » – qui lui permit d’abolir les contours et de simuler la profondeur et le volume. Plus tard, les découvertes sur la perception des couleurs théorisées par M.-E. Chevreul dans son ouvrage De la loi du contraste simultané, paru en 1839, tout comme les avancées de la photographie amènent certains impressionnistes et postimpressionnistes à travailler sur l’effacement des contours, grâce notamment aux techniques de la touche fragmentée et du pointillisme. Les pastels et fusains de Degas montrent par exemple la volonté de créer des formes sans recourir à l’artificialité de la ligne, les dessins noirs et blancs de Georges Seurat offrent pour leur part une science parfaite des valeurs d’ombre et de lumière.
Clair-obscur et dessin sans trait sont au coeur du système graphique de Siripoj Chamroenvidhya ; l’artiste joue sur la densité de matière carbone ou graphite déposée sur le papier pour révéler les passages du négatif au positif et du positif au négatif, orchestrant dans le même temps la répartition des pleins et des vides régulant l’éclairage. Dans une sorte de geste automatique, rappelant le procédé surréaliste du frottage, l’artiste dessinant interroge les conditions d’apparition des images qui surgissent de façon aléatoire sur le support. Parlons précisément de ce support et de son format ; Siripoj utilise fréquemment du papier calque dont les propriétés de transparence accentuent les effets optiques et luminescents. Le calque, conditionné en rouleau, induit une forme de « lecture » de l’œuvre dessinée, réflexe assez naturel puisque le rouleau est une forme primitive du livre. La peinture chinoise montée sur rouleau est d’ailleurs éminemment révélatrice de cette nature littéraire qui participe, en outre, à estomper les frontières entre poésie, calligraphie et peinture. Sur un plan mécanique, l’opération de déroulement entraîne une motricité de l’œil et du geste, voire même du corps entier. Cette dynamique, modifie les angles de vision et les points de vue, mais agit aussi puissamment sur la temporalité, en effet la découverte de la composition se réalise progressivement, par séquences, comme dans un poème ou un film. Au fil du rouleau, l’œil chemine au gré des variations graphiques surgies de l’ombre révélant la beauté suggestive de l’image négative. Se dévoile alors subrepticement la proximité que ces dessins entretiennent avec la photographie argentique.
Pour Siripoj Chamroenvidhya, qui réalise lui-même le développement des pellicules et les tirages sur papier, la photographie en noir et blanc représente une autre façon de penser et d’habiter l’image. Certes, il reste avant tout un dessinateur, mais après tant d’années d’activité dans le strict domaine graphique, il a ressenti le besoin d’élargir son champ d’action afin de revitaliser son imaginaire et ses moyens d’expression. Autre élément décisif ; grâce à son détachement des règles académiques, qui a contrario pèsent lourdement sur les arts visuels conventionnels, la photographie parvient à brouiller les frontières entre genres et méthodes de représentations. Rapidité et efficacité d’exécution, libération de postulats esthétiques pesants, choix de ses propres angles de vision, cadrages et effets de lumière, vont favoriser le redéploiement du travail de Siripoj dans de nouvelles configurations visuelles et spatiales qui, désormais, mêlent étroitement dessin et photographie. Ainsi les combinaisons opérées récemment par l’artiste entre ces deux genres en créent-ils peut-être un troisième ? Un genre hybride qu’aucun terme ne désigne encore, entre naturalisme et abstraction, modernité et académisme, mais où s’exprime la volonté de dessiner ce que l’on ne peut photographier et de photographier ce que l’on ne peut dessiner.
(FHB 08.08.21)
