
La 14e édition de la triennale de sculpture contemporaine se tiendra du 22 juin jusqu’au 18 octobre 2020 dans le magnifique écrin de verdure du domaine de Szillassy, sur les hauts de Bex. La pandémie du covid-19 a bien failli mettre en péril la manifestation, mais les récentes mesures de déconfinement ont finalement permis que la plus importante exposition suisse de sculpture en plein air se déroule dans des conditions presques normales.
Il aurait en effet été fort regrettable que la manifestation soit annulée, puisque tout était prêt et installé depuis quelques mois ; le catalogue publié, le personnel engagé, et comme le souligne Catherine Bolle, l’argent dépensé ! Certes un report était techniquement possible, mais au vu de la périodicité de l’exposition, une triennale, elle se voyait remise à 2023, ce qui aurait été une catastrophe organisationnelle et financière, notamment pour ce qui regarde les œuvres créées spécifiquement pour l’occasion et le lieu, dont beaucoup de pièces monumentales, qui auraient dû être enlevées et réinstallées, un cauchemar. C’est donc avec un grand soulagement que Catherine Bolle se prête aux questions de Scènes Magazine, au gré d’une promenade dans le parc de sculptures.
Scènes Magazine : vous avez-choisi le thème de l’industrie pour cette 14e édition de la triennale de sculpture, pouvez-vous nous expliquer cette décision ?
Catherine Bolle : la thématique vise à mettre en évidence le riche passé et présent industriel de Bex et du Chablais, associés à ceux de la Suisse. Je me suis aussi engagée, lorsque j’ai repris les rênes de la manifestation, à développer un diptyque autour de deux centres d’intérêt personnel: l’énergie et l’industrie. Tous deux impliquent fortement les sciences, qui à mon avis ne sont pas assez abordées en tant que sujet principal dans les expositions d’art contemporain. Pourtant art et science forment un binôme indissociable depuis des siècles : connaissances des matériaux, de la physique, de l’espace, des réactions chimiques, de la technologie, des éléments en général, etc., sont essentielles dans la formation artistique, des compléments indispensables aux capacités purement académiques. La dernière édition de la Triennale de sculpture était dédiée à l’énergie, j’ai voulu dans ce deuxième volet aborder la question de l’industrie, car aussi problématique qu’elle puisse être, et on en mesure de plus en plus les dangers pour l’homme et son environnement, elle fut et reste l’un des principaux moteurs de l’évolution des civilisations.
SM : Est-ce pour mieux affirmer cette thématique que vous avez choisi d’illustrer l’affiche de l’exposition avec un stent, ou endoprothèse, un dispositif médical utilisé en cardiologie et en chirurgie cardio-vasculaire ?
CB : oui, absolument, car ce petit objet représente l’un des plus grands progrès de la chirurgie cardiologique moderne, il a sauvé et sauvera encore tant de vies. Ce « ressort de vie » symbolise à mes yeux une industrie au service de l’émancipation, de l’espoir, de la résistance et de l’amélioration des conditions d’existence, autant de valeurs que l’art génère et véhicule. Mais la plupart des gens ont souvent une vision négative ou statique de l’industrie. Celle que je souhaite transmettre à travers les œuvres exposées est une vision dynamique et itinérante ; des propositions porteuses d’émancipation et de liberté, pour échapper à la guerre, à l’oppression, à l’injustice, aux pandémies et autres désastres affligeant la planète. Prenons au hasard quelques exemples : 50 G de Denis Roueche évoque les antennes de télévision ou 5G qui suscitent maintes polémiques ; Aveugle de Nora Schmidt souligne les cicatrices des branches d’arbres taillées par l’homme, Pierre Loye avec Par notre façon d’être et de faire on perd la boule ! s’en prend aux climatosceptiques, le trio Egg-Bitschin/ Matthias Pabsch avec L’Ombre de Vulcain/Transformation joue de divers médiums et techniques cinétiques pour expérimenter la tridimensionnalité et sublimer les rapports nature-culture-technologie ; la pierre amphibolite OGLIE-L de François Lafranca interroge les structures immémoriales de la matière ; LUMEN XXV d’Anne Blanchet, constitué de banales bandes plastiques utilisées pour éloigner les oiseaux des cultures, rend visible les mouvements du vent. Tous les participants à l’exposition interpellent, à leur manière et à partir de moyens simples ou sophistiqués, notre coexistence avec la nature, l’industrie, la technologie. Comment en tirer le meilleur parti tout en dénonçant ses inconvénients et dérives, comment créer des objets artistiques évoquant l’univers industriel en suscitant l’émerveillement et le questionnement.
SM : dans cette édition de la Triennale vous avez ouvert la participation à des artistes étrangers, mais aussi favorisé la transversalité entre les expressions artistiques, en invitant par exemple le duo Massimo Furlan/ Antoine Friderici plus connus pour des mises en scène et performances que par un travail de plasticien, ou encore en introduisant pour la première fois, me semble-t-il, une œuvre picturale exposée en plein air, en l’occurrence celle de Jonathan Delachaux, Premier Départ pour Tchan-Zâca, faisant allusion au développement industriel et à ses conséquences. Est-ce un défi que vous lancez pour l’avenir de la manifestation ?
CB : je disais tout à l’heure que le thème de l’industrie devrait nous pousser, autant les organisateurs que les artistes et le public, à plus d’ouverture et d’itinérance, à plus de prises de risque, rien n’est pire que le statisme ou l’enfermement dans de vieilles habitudes, alors que le monde change constamment. La perméabilité entre les arts et l’artisanat est une évidence, l’industrie pour sa part n’hésite pas à coloniser tous les domaines de compétences pour atteindre ses objectifs. Cela devrait inciter les artistes à plus de liberté, à ne pas hésiter à chercher des collaborations, des conseils et des soutiens avec elle. Dans mon travail de curatrice de la pratique artistique, j’encourage sans relâche les artistes à élargir leurs horizons et contacts professionnels, au-delà des sphères conventionnelles des arts visuels et plastiques. J’ai invité le duo Massimo Furlan et Antoine Friderici, qui travaillent régulièrement ensemble, afin de créer précisément une transversalité avec les arts de la scène. Cette collaboration s’est traduite par une installation lumineuse intitulée Romeo and Juliet, prêtant à une lecture polysémique. Mais ce que l’on sait moins, c’est que Massimo Furlan a suivi une formation de plasticien et pratiqué la peinture et produit des objets artistiques. Il n’y a pas de frontière entre les arts, ils se nourrissent les uns des autres, je souligne aussi que la plupart des artistes présents à Bex & Arts 2020 ont des formations polyvalentes et interviennent sur plusieurs registres, c’est aussi cet aspect de la réalité du métier d’artiste que je voulais mettre en relief. Pour ce qui concerne les artistes étrangers, il s’agit de Marcus Gaudoin et Anja Luithle, de la ville allemande de Tuttlingen jumelée à Bex, et une invitation à un artiste débutant représentant un autre continent, cette année la Chine avec Zhongying Shi. Ce nouveau concept d’ouverture sera repris et déployé à l’avenir. Enfin, le dispositif visuel stéréoscopique de Jonathan Delachaux comporte effectivement une peinture de grand format recto-verso, ce sera évidemment un challenge vu son exposition en plein air. Je pense également que l’irruption de la bi-dimensionnalité dans un environnement sculptural constitue un décloisonnement enrichissant.
SM : comment gérer le double statut d’artiste et de directrice artistique, n’est-ce pas antinomique ? Car d’un côté il s’agit de laisser libre cours à l’imagination et de l’autre il faut se soumettre à toutes sortes de contraintes, administratives ou financières, donc limiter ses propres élans créatifs et ceux des artistes invités.
CB : quand j’ai accepté d’occuper cette fonction pour deux éditions successives, je l’ai envisagée comme une parenthèse, un épisode à part, un peu comme un atelier dans ma vie artistique. Je me suis efforcée de ne pas jouer le rôle du commissaire omniscient et interventionniste, j’ai laissé beaucoup de liberté et d’espace aux artistes et aux autres collaborateurs, notamment aux concepteurs et auteurs des catalogues. Même parsemée d’embûches, la route n’est pas conflictuelle pour peu qu’on ait la passion pour les objets artistiques et les matériaux qui les façonnent. J’aime aussi créer des ponts entre les personnes et leurs idées, le goût de pousser aussi loin que possible la créativité, parfois jusqu’à la transgression. J’espère avoir rempli cette mission.
SM : qu’allez-vous faire après cette longue parenthèse ?
CB : je vais retourner à ma création personnelle avec un joli programme en perspective : la préparation de deux expositions, l’une à Bâle, l’autre à Lausanne, puis en m’attelant à un autre projet, à la fois ambitieux et intime, celui d’exposer un vaste ensemble de matériels et matériaux de beaux-arts que j’accumule depuis mon enfance, afin de créer une œuvre porteuse d’un nouveau statut.
(Propos recueillis par Françoise-Hélène Brou, Scènes Magazine juillet-août 2020)