
La Fondation Gianadda offre une nouvelle exposition-phare avec la rencontre de deux figures incontournables de l’histoire de la sculpture des 19e et 20e siècle. On ne présente plus Auguste Rodin et Alberto Giacometti, tant les expositions et les publications réalisées à leur sujet sont nombreuses. Pourtant, aussi étonnant que cela puisse paraître, l’idée d’établir une présentation dialogique entre ces deux icônes est inédite. Fruit d’un partenariat entre la Fondation Giacometti et le Musée Rodin, à Paris, et grâce aussi à leurs riches collections, l’exposition Rodin-Giacometti est la première à souligner, pièces à l’appui, les correspondances entre l’œuvre des deux génies. Les meilleurs spécialistes de ces institutions se sont longuement penchés sur les influences, convergences et liens qui établissent entre eux quelque parallélisme, sinon une filliation.
Sources de la relation Rodin-Giacometti
Rodin fut le maître incontesté de la statuaire du 19e s. et, sans nul doute, le visionnaire qui jeta les bases de la sculpture moderne. Mais, à l’aube du 20e s., l’émergence des avant-gardes russes et cubo-futuristes rompt brutalement avec toute forme d’académisme, faisant surgir une nouvelle génération d’artistes qui se tiendra à l’écart de la précédente, notamment de Rodin. Dans cette évolution, Alberto Giacometti occupe une place singulière en raison de son contexte familial. Il est le fils de Giovanni Giacometti (1868-1933), peintre néo-impressionniste qui a contribué de manière essentielle au renouvellement de la peinture suisse. Il était lié d’amitié avec Giovanni Segantini, Cunot Amiet et Ferdinand Hodler. Giovanni Giacometti et Cunot Amiet ont d’ailleurs fréquenté ensemble l’Académie Julian à Paris, c’est probablement à ce moment que Giovanni découvre l’œuvre de Rodin, pour laquelle il vouera une admiration profonde durant toute sa vie. Les autres fils de Giovanni : Diego et Bruno devinrent égalent des artistes ; le premier dessinateur de meubles et de luminaires et le second architecte. Dès sa prime jeunesse, Alberto évolue donc dans un milieu artistique et culturel stimulant qui le conduit à entrer aux Beaux-arts à Genève. Puis, lorsqu’il arrive à Paris, en 1922, pour parfaire sa formation, le professeur qu’il choisit, sur les conseils de son père, à l’Académie de la Grande Chaumière est Antoine Bourdelle (1861-1929), qui fut élève et assistant de Rodin. Son enseignement : « reprend certaines des techniques de Rodin, notamment la construction des volumes par la synthèse de plusieurs points de vue sur le modèle. » (Catherine Chevillot et Catherine Grenier, « Giacometti Rodin, affinités plastiques », in : Rodin Giacometti, Fondation Pierre Gianadda, Martigny, Proliteris, Zürich, 2019)
Bourdelle et l’Académie de la Grande Chaumière
L’Académie de peinture et de sculpture de La Grande Chaumière, située à Montparnasse et fondée en 1904 par la Suissesse Martha Stettler, appartient à l’histoire de l’art du 20e s. grâce aux professeurs illustres qui y ont enseigné : Bourdelle, Zadkine, Eugène Grasset, Maurice Denis, Fernand Léger, André Lhote. En outre, de nombreux élèves issus de cette académie libre devinrent aussi célèbres que leurs maîtres, comme par exemple : Calder, Louise Bourgeois, Germaine Richier, Modigliani, Balthus, Poliakoff, Riopelle, Rebeyrolle, Zao-Wou-Ki, Eileen Green, Meret Oppenheim, Serge Rezvani ou Serge Gainsbourg.
Inscrit dans le sillage de Rodin, Bourdelle laisse apparaître dans ses sculptures la trace des outils, des accidents, et certaines de leurs surfaces évoquent la pierre brute ou restent inachevées. Mais progressivement, il cherche à s’affranchir du romantisme exacerbé de son maître et adopte une rigoureuse simplification formelle pour atteindre un plan de permanence et un rythme universel. Tout en restant attaché à des thèmes chers à Rodin – mythes, rites et croyances de l’Antiquité méditerrannéenne –, Bourdelle va dispenser un enseignement novateur : « Considérant avec sévérité l’enseignement artistique, autant que l’art officiel de son époque, il se fait une mission de rénover la création artistique, de poser à travers ses disciples les jalons d’un nouvel ordre créateur. Mais profondément humaniste et fin psychologue, disciple en cela de Socrate, il considère que l’accouchement des esprits est un préalable nécessaire à la connaissance de soi et, donc, des autres. En choisissant de suivre ce chemin-là plus qu’une voie purement technicienne, Bourdelle se pose en maître spirituel pour des générations d’artistes en quête de vérité plastique. » ( Laure Dalon, Emile-Antoine Bourdelle et l’enseignement de la sculpture. www.these.enc.sorbonne, 2006).
Parenthèse surréaliste
C’est dans cet environnement que va évoluer Alberto Giacometti et disposer avec Bourdelle d’un guide qui : « bien qu’ayant trouvé son chemin personnel, continue à vouer à Rodin la plus gande admiration. » (Catherine Chevillot et Catherine Grenier, op. cit.). Plutôt que son style, c’est l’ouverture de Bourdelle à la modernité qui intéresse Giacometti : « Bourdelle ne m’intéressait pas beaucoup. J’aimais beaucoup Rodin. » (Alberto Giacometti, « Entretien avec Gothard Jedlicka », 3 avril 1953, in Alberto Giacometti, Ecrits, Hermann 2007, cité par Hugo Daniel, « Giacometti d’après Rodin. Une histoire de la sculpture moderne », in Rodin Giacometti, Fondation Gianadda, op. cit.). A cette époque, l’intérêt du jeune sculpteur se porte principalement vers les artistes de l’avant-garde cubiste tels que : Lipchitz, Zadkine, Laurens et vers les arts africains, océaniens, égyptiens, cycladiques, sumériens ou gréco-romains. Aussi n’est-ce pas étonnant qu’il rencontre, en 1929, le groupe surréaliste auquel il adhère entre 1931-35. Ce mouvement agit sur lui comme une libération formelle et esthétique qui jouera une importance continue dans sa création : montage et assemblage, objets à fonctionnement métaphoriques, vision onirique, dimension psychologique et métaphysique. Porté par cette nouvelle énergie, Giacometti réalise quelques pièces qui marqueront l’esthétique surréaliste, on pense à Femme-Cuillère (1927) ou Boule suspendue (1931). Mais, en 1935, alors que Giacometti amorce un retour à la figuation, l’intransigeance d’André Breton à cet égard lui vaudra une exclusion du groupe. Il n’en demeure pas moins que Giacometti restera lié au mouvement, en témoigne sa collaboration avec Albert Skira et la revue Labyrinthe (1944-46). L’exposition de la Fondation Pierre Gianadda ne comporte pas de pièces de cette période, cela étant Le Nez (plâtre 1947-50), Quatre Figurines sur piédestal (bronze, 1950-65), La Clairière (bronze, 1950) ou La Place (bronze,1950), reprennent clairement des procédés typiques de sa phase surréaliste, comme par exemple l’aire horizontale et les structures dites « en cage » ou « en table ».
Retour à Rodin
Rodin a exerçé sur l’œuvre de Giacometti une action sous-jacente dès ses débuts, mais la fascination pour le grand maître se manifeste de façon particulièrement frappante dans l’immédiat après-guerre. En 1947, Alberto engage une confrontation directe avec Rodin en réinterprétant L’Homme qui marche, réalisé par Rodin en 1906. Statue monumentale, debout, figée et enracinée solidement au sol : « L’Homme qui marche, en réalité, ne marche pas vraiment ; il affirme hautement ses droits sur l’espace au sol que peut couvrir l’arc de sa grande enjambée … L’attitude qui en résulte est fondamentalement anti-classique. » (Léo Steinberg, Le Retour de Rodin, Editions Macula, 1991, Paris). L’emprunt à Rodin est assumé et attesté par plusieurs dessins se trouvant en marge d’ouvrages consacrés à Rodin, retrouvés dans la bibliothèque de Giacometti et que l’on peut découvrir dans l’exposition (Crayon sur livre, Rainer Maria Rilke. August Rodin, Leipzig, Insel Verlag, 1920). La reprise ne se limite pas à l’aspect formel de l’œuvre, l’intérêt de Giacometti porte sur d’autres aspects, de nature techniques et existentiels, qui le préoccupent : l’idée du monument, le modelé, le non-finito, le fragment, la fragilité de l’homme vs l’homme triomphant, quelle idée de l’homme la sculpture doit-elle fixer ? Dans l’impossibilité d’analyser tous ces critères, tentons néanmoins d’apporter quelques éclairages concernant le modelé : « Le modelé, … je sais ce que cela signifie » écrivait en 1902 Rilke à sa femme, elle-même sculpteur, après avoir rencontré Rodin pour la première fois : « C’est la science des plans comme distincts des contours, c’est ce qui remplit les contours. C’est une loi qui régit les rapports entre ces plans. Vois-tu, pour lui, il n’a que le modelé. » (Rainer Maria Rilke, lettre du 5 septembre 1902 à sa femme, Briefe aus den Jahren 1902 bis 1906, Leipzig, Insel Verlag, 1930, cité par Léo Steinberg, op. cit.), commentaire complété par Rodin lui-même : « Je vais vous confier un grand secret : l’impression de la vie réelle … savez-vous par quoi elle est produite ? Par la science du modelé. » (Auguste Rodin, L’Art, Entretiens réunis par Paul Gsell, Paris, Grasset, 1911, cité par Léo Steinberg, op.cit.) Cette technique, autant que le dessin ou le plâtre, représente pour Giacometti la solution idéale pour retranscrire un sujet tant au plan physique que psychologique, voire métaphysique. A cet égard, la plasticité du modelé, sa propension au repentir, le séduisent, enfin sa tactilité permet de poser l’empreinte de son propre corps dans celui représenté, soulignant ainsi la perméabilité et la communion entre le créateur et son modèle.
Les emprunts à Rodin vont, dès lors, se systématiser dans l’oeuvre de Giacometti. A tel point que Hugo Daniel (Hugo Daniel, « Giacometti d’après Rodin. Une histoire de la sculpture moderne », in Rodin Giacometti, op.cit.) émet l’hypothèse que Rodin fut probablement pour Alberto une figure paternelle complémentaire. La transmission, s’est opérée indirectement par son père, Giovanni, qui a placé Rodin au cœur de leur relation artistique et ouvert à son fils un territoire que lui peintre n’occupait pas, celui de la sculpture.
(Françoise-Hélène Brou, Scènes Magazine, septembre 2019)