La politique culturelle de la ville de Genève suscite craintes et interrogations dans la plupart des milieux artistiques. Certains secteurs en équilibre précaire de façon chronique redoutent les effets de la nouvelle loi cantonale sur la culture, déposée au Grand Conseil, qui préconise un renforcement de l’implication du canton dans la politique culturelle. Le ralentissement général de l’économie accentue le climat de méfiance. Autres sources d’inquiétudes : les projets de construction et de rénovation d’infrastructures culturelles dont certains sont contestés ou mal définis ; des taux de fréquentations des musées en chute libre ; une politique d’expositions et d’actualisation des collections muséales en berne ; un tourisme peu axé sur l’offre culturelle locale. C’est dans ce contexte que nous avons recueilli les propos de Sami Kanaan, élu depuis moins d’un an à la tête du Département de la culture et du sport de la Ville de Genève.
Scènes Magazine : vous voici en charge des affaires culturelles depuis moins d’un an, quelles sont vos principales impressions ?
Sami Kanaan : ce qui m’a le plus impressionné, compte tenu de la taille de la ville, c’est le foisonnement d’activités, de projets, de talents incroyables, dans tous les registres culturels, je ne m’y attendais pas. Mais le revers de la médaille est que cette richesse d’initiatives peut provoquer un sentiment d’accumulation, de dispersion, un manque de lisibilité et de cohérence. Un autre sentiment que je ressens concerne plus globalement la situation de la ville qui traverse, depuis un certain temps, une crise de croissance. Cette crise a des répercussions sur l’urbanisme, le logement, les transports, l’emploi, les diverses couches sociales de la population. Genève peut être comparée à une sorte de grande mosaïque, mais fragile et qui tend à se fissurer. Certes la culture agit comme un agent de consolidation, mais elle ne peut pas tout faire.
Scènes Magazine : le nouveau projet de loi sur la culture a été déposé au Grand Conseil, il prévoit un engagement plus important de l’Etat dans les institutions stratégiques comme le Grand Théâtre, la Comédie, l’OSR ou le MAMCO, est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle ?
Sami Kanaan : je suis curieux de voir comment le débat politique va évoluer. Il est vrai que jusqu’à maintenant l’Etat n’a joué qu’un rôle subsidiaire dans le pilotage culturel, vrai aussi que le contexte économique donne des inquiétudes par rapport aux moyens financiers, si on arrive à maintenir les budgets ce sera déjà satisfaisant. Cela étant je me réjouis de constater que les magistrats découvrent que la culture fait partie des politiques publiques et qu’elle représente un potentiel économique non négligeable.
Scènes Magazine : quel sera le rôle de la Ville dans la nouvelle stratégie culturelle ?
Sami Kanaan : comme je l’ai déjà dit ailleurs, on ne veut pas être les concierges de l’Etat, nous entendons continuer à piloter, avec d’autres partenaires, le gros de l’offre culturelle et notamment veiller à ce qu’il n’y ait pas recul de celle-ci. Une autre mission consistera à éviter l’effet self service ou shopping list, et que l’Etat ne prenne en compte et en charge que ce qui l’intéresse. Par exemple, il est curieux que les musées publics ne figurent pas parmi les institutions majeures mentionnées dans l’exposé des motifs de l’avant projet de loi. Or les missions de pédagogie et de médiation culturelle, essentielles dans ce type d’institutions, relèvent des prérogatives de l’Etat. J’ajouterais que le fait de parler de politique muséale et de répartition des champs de travail, pour faire ressortir les priorités est nouveau et choque un peu.
Scènes Magazine : où en sont les grands projets de construction et de rénovation d’infrastructures culturelles comme le MEG, le MAH, la Comédie ?
Sami Kanaan : Le dossier du MAH est le plus difficile, on n’a pas encore trouvé de consensus autour du projet. Beaucoup n’ont pas compris qu’un projet de rénovation coûtera plus cher qu’une construction nouvelle. Cela dit, l’état de dégradation du bâtiment, maintenant centenaire, impose une intervention à court terme, il faut donc clairement rénover et agrandir cette institution tout en y assortissant un réel projet muséographique. En effet on a jusqu’ici beaucoup parlé d’architecture et pas suffisamment de muséographie, or le projet de rénovation du MAH doit intégrer cette dimension afin de gérer et valoriser au mieux ses multiples collections. Pour ce qui concerne le MEG, les travaux vont bon train et le musée doit en principe ouvrir ses portes au printemps 2014. Quant à la Comédie, nous sommes face à une belle opportunité qui est aussi un grand défi (l’objectif de la Ville de Genève est de démarrer le chantier début 2015 pour une mise à disposition de la Nouvelle Comédie au début de 2018 n.d.l.r.). L’institution aura une portée régionale voire internationale, elle ne peut être simplement un théâtre de plus, il faudra y développer des projets valorisant ce statut et nous avons déjà initié une réflexion et des rencontres pour les étayer. Nous envisageons aussi une rénovation de la Maison Tavel à l’horizon 2013- 2014.
Scènes Magazine : beaucoup se plaignent d’une politique d’exposition minimaliste, en particulier au MAH. Le directeur Louis Marin se défend en affirmant qu’il ne privilégie pas l’événementiel mais plutôt un travail de fonds, sur la conservation et la recherche. Or aujourd’hui on sait parfaitement que le succès d’un musée passe par l’organisation d’expositions d’envergure ou témoignant d’originalité créative. Pourquoi une telle austérité ?
Sami Kanaan : j’ai entendu effectivement que le MAH ne fonctionnait pas à ce niveau d’imagination et de créativité. La question d’un changement d’orientation se pose, même s’il est important de poursuivre un travail de fond sur nos propres collections. Ces dernières devraient en effet constituer le point de départ à l’organisation d’expositions originales, comme par exemple celle qui se tient actuellement au Musée Rath sur le thème de l’Horlogerie à Genève. Le problème est de convaincre les conservateurs de l’institution d’être moins conservateurs ! Un changement de direction prendra du temps.
Scènes Magazine : à propos justement des collections, comment pouvez-vous expliquer qu’aucun musée public genevois public ne dispose d’un budget pour de nouvelles acquisitions ? Les magistrats ont-ils pleinement conscience que les collections constituent un patrimoine appartenant à la collectivité, donc un capital à faire fructifier, et que celles-ci doivent évoluer parce que la société et ses goûts évoluent ?
Sami Kanaan : la réalité est contrastée ; nous avons en matière de nouvelles acquisitions de nombreux dons et legs ou des acquisitions obtenues sur des fonds dits « spéciaux ». Le problème est qu’il faudrait relier cette question des acquisitions à une politique culturelle de la collectivité publique qui n’existe pas vraiment. Clarifier aussi la question muséographique et ses priorités, car il est impossible de tout couvrir. Il faudra travailler avec les institutions et leurs moyens réels, la compétition est forte et le débat nouveau à Genève.
Scènes Magazine : la fréquentation des musées de Genève est très faible comparativement à d’autres villes de suisse dont certaines ont encore moins d’atouts touristiques. Alors qu’on reconnaît aujourd’hui le poids économique de la culture sur de nombreux secteurs d’activités, comment relancer une dynamique ?
Sami Kanaan : Genève est-elle une destination culturelle en termes touristiques ? la question est qu’un tel label ne se vend pas aussi aiséement que ça. En toute franchise Genève n’est pas une destination culturelle, mais il est possible de faire évoluer les choses, notamment en travaillant plus étroitement avec Genève Tourisme, afin de rendre plus visible et surtout plus attractive notre offre muséale, qui est importante. Un domaine culturel qui pourrait intéresser le tourisme, et jusque là pas suffisamment exploité, est celui de la Genève scientifique. Nous avons des institutions d’une grande richesse comme le Jardin Botanique, le Musée d’histoire des sciences, le Musée d’histoire naturelle ou le CERN. Il y a de l’espoir de ce côté, mais la remontée de pente sera longue et difficile.
Scènes Magazine : le MAMCO est toujours un musée privé, géré par une fondation de droit public, et bénéficiant des subventions de la Ville et du Canton. Une réorganisation de l’ensemble du secteur « art contemporain » ne serait-elle pas nécessaire ?
Sami Kanaan : une coordination entre les différents acteurs institutionnels de l’art contemporain : MAMCO, Centre d’art contemporain, Fond municipal d’art contemporain, associations d’artistes, etc… est certainement à faire. La question est à l’étude et se précisera, notamment dans la perspective du départ de Christian Bernard, directeur du MAMCO, annoncé pour 2015.
Scènes Magazine : sur un plan plus personnel, avez-vous un grand rêve que vous aimeriez réaliser dans le domaine de la culture ?
Sami Kanaan : j’ai un grand intérêt pour la photographie, elle est un magnifique moyen de sensibilisation, d’éveil et de rêverie. J’aimerais voir naître à Genève une Maison de la photo afin de mettre en valeur les importants fonds photographiques existant ici. Les acteurs dans ce domaine sont aussi nombreux et mériteraient d’être mis en réseau. Sur un plan plus politique, mon équipe et moi-même souhaitons, dans un esprit de culture d’entreprise, oeuvrer dans la transversalité et en synergie avec les institions publiques ou privées, briser les cloisonnements et résistances, échanger les pratiques, mettre les gens ensemble pour construire l’avenir.
Interview de Françoise-Hélène Brou, publiée dans la revue Scènes Magazine (2012)