« Nul n’a compris le secret de ce tisserand
Descendu ici-bas pour y tendre sa trame.
Du ciel et de la terre il a fait son métier
Du soleil et de la lune les deux navettes. »
(Kabir, 1440-1518)
La technique de la haute lisse fut créée au Néolithique et les plus anciennes tapisseries qu’on ait retrouvées datent de l’Antiquité. Le tissage alors n’est pas qu’un art décoratif, il participe intimement aux rituels sacrés, comme en témoignent de nombreuses traces dans L’Illiade et L’Odyssée ou sur des vases grecs. Femmes, tissage et mythologie entretiennent des liens étroits, aussi les protagonistes de cette activité sont-elles essentiellement les divinités féminines du Panthéon : Athéna, Perséphone, Hélène de Troie, Andromaque, Pénélope, Circé, Calypso, les Moires.
Les auteurs latins perpétuent cette tradition, particulièrement Ovide qui, en relatant le mythe d’Arachné dans les Métamorphoses, décrit non seulement l’ouvrage de la jeune mortelle ayant comparé son talent à celui d’Athéna, mais aussi toutes les phases de la fabrication d’une véritable tapisserie. Dès cette origine antique, le personnage de Pénélope offre à son art une dimension emblématique et universelle. En détissant la nuit ce qu’elle avait tissé le jour, l’épouse d’Ulysse montre que le tissage est aussi un message révélateur de mentalités et de comportements permettant d’afficher sa propre vision du monde.
C’est dans cet esprit que Nicole Martin aborde la tapisserie de haute lisse. Tout en s’appuyant sur une technique ancestrale, l’artiste a intégré dans son travail quelques fondamentaux de l’art moderne et contemporain. Entrepris par des artistes tels que Jean Lurçat ou Josep Grau-Garriga, le renouvellement du langage de la tapisserie vise à hisser cette expression au niveau d’un art autonome. Ses potentialités sur le plan des couleurs, des textures, des volumes, des rythmes ou des formats, apportent autant de valeurs plastiques et esthétiques que la peinture, la sculpture ou même l’architecture, comme le souligne Grau-Garriga : « La tapisserie est le complément logique de l’architecture ». Aujourd’hui, la tapisserie a banni le concept du licier « copiste », reproduisant les oeuvres de peintres, souvent en plusieurs exemplaires. Le licier est le concepteur et l’exécutant de son oeuvre, de l’idée de base, en passant par le choix des couleurs et matières des fils, jusqu’à la réalisation complète de son oeuvre, qui doit être une pièce unique.
Les « Montagnes de soie » de Nicole Martin, réalisées entre 2010 et 2012, s’inscrivent dans cet état d’esprit d’un art textile autonome, intégrant à la fois tradition et langage contemporain. Sans céder à la recherche du beau et de la sensation, l’esthétique de l’artiste déploie des accents minimalistes et conceptuels où dominent rigueur et rationalité. Saisies dans un cadrage resserré, les montagnes se succèdent de façon sérielle, déclinant dans le même format du rectangle vertical, de subtiles variations graphiques et chromatiques. Les motifs, pauvres en repères spatiotemporels, sont suggérés par quelques lignes fluides qui se fondent dans les sfumatures de brumes colorées. Une fois installés, les panneaux de soie évoquent des paysages flottants sur l’espace mural dont la blancheur nue s’anime soudain de rythmes et vibrations, transformant la perception de l’environnement. Au cours de ce travail, l’artiste a parfois tissé directement sur son métier sans carton préparatoire, s’adonnant à une improvisation totale, comparable à une performance. Tel un sismographe, Nicole Martin a capté la nervosité et la souplesse des fils pour transformer la matière soyeuse en séquences textiles sur lesquelles se sont imprimés ses mouvements corporels et psychiques.
Traduisant ses idées en formes et couleurs, l’acte de tissage de Nicole Martin équivaut à une méditation d’où se dégage une forme d’intemporalité et d’universalité. L’immersion dans cette dimension trouve une explication étymologique, puisqu’en sanskrit la parole « sûtra » signifie littéralement « fil ». Au sens métaphorique, le terme exprime « les fils de la pensée » ou la « trame des idées », il peut aussi désigner un livre ou un traité. Ce détour sémantique révèle un aspect fondamental de la démarche de l’artiste qui entend agir autant sur les composantes matérielles que spirituelles de son art. L’ensemble des gestes et postures effectuant le tissage, la rythmique des mouvements répétitifs d’aller et de retour, le travail accompli dans le silence et la concentration, le déroulement du temps, crée certes un objet textile. Mais on y décèle une proximité évidente avec d’autres pratiques corporelles, introspectives ou spéculatives comme la danse, les arts martiaux, les rituels méditatifs et transcendantaux, l’écriture ou les mathématiques pour ce qui concerne la partie codifiée et chiffrée de l’exercice.
Plus habitées par une logique relationnelle que représentative, les tapisseries de Nicole Martin orientent le regard, puis la pensée, sur une voie de rééquilibrage des tensions et des énergies, prélude à la contemplation de l’image rayonnante d’un accord harmonieux.
« Et il tisse toujours, quand aura-t-il fini
Le voile immaculé de l’Esprit ?
Fil fin fil grossier, bon ou mauvais karma
Dit Kabir, il tisse avec amour l’Ultime Réalité ! »
(Kabir)
Françoise-Hélène Brou