FOOD : entretien avec Adelina von Fürstenberg conceptrice du projet

Miralda (Espagne)

Au Musée Ariana : FOOD
Entretien avec Adelina von Fürstenberg conceptrice du projet

Le Musée Ariana accueille pendant un peu plus de deux mois l’exposition internationale itinérante FOOD. Conçue et commissionnée par Adelina von Fürstenberg, cette manifestation d’art contemporain entend mettre l’accent sur la préservation de notre terre nourricière, un thème croisant diverses problématiques sociologiques, économiques, environnementales et culturelles.

Adelina von Fürstenberg, aujourd’hui curatrice indépendante, a joué un rôle essentiel dans l’histoire de l’art contemporain à Genève en créant, en 1974, le Centre d’art contemporain de Genève (CAC). Par la suite, de 1989 à 1994, elle a été appelée par le Ministère français de la Culture à diriger « Le Magasin », Centre National d’Art Contemporain de Grenoble et son « Ecole du Magasin » pour la formation de commissaires d’exposition. En 1995, elle fonde « Art for the World » une ONG associée au Département d’information publique des Nations Unies. Elle organise des manifestations culturelles internationales, au sein desquelles des artistes contemporains interviennent sur des questions importantes de notre époque. «C’est un musée sans murs … Nous diffusons un art qui est pour tout le monde, pas pour une élite. Et nous le faisons dans des endroits où l’on n’a pas l’habitude de voir de l’art contemporain.»

Scènes Magazine : comment est né ce projet d’exposition ?

Adelina von Fürstenberg : quand en 2009 nous avons appris que le thème de l’exposition universelle, qui se tiendra à Milan en 2015, était centré sur la question de l’alimentation de la planète, nous avons immédiatement commencé à parler de cette problématique au sein d’Art for the world. Sachant que notre activité est orientée vers les droits de l’homme, nous avons préparé un projet dans ce sens, en 2010 il était prêt. Je l’ai soumis au Conseiller Administratif de la Ville de Genève, M. Sami Kanaan Chef du Département de la Culture et du Sport, en lui demandant s’il était intéressé à le présenter à Genève. L’idée a été bien accueillie, à tel point que l’exposition FOOD, après Genève, sera présentée en 2013 au Spazio Oberdan, Milan, sous le patronage d’EXPO Milan 2015, puis au SESC (Service Social du Commerce) Sao Paulo en 2014 et à Marseille en 2014-2015 au Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée.

SM : pourquoi avoir choisi le Musée Ariana et pas un musée plus directement lié à l’art contemporain ou un musée consacré aux questions d’alimentation comme l’Alimentarium de Vevey ?

AVF : d’abord l’exposition a été proposée à la Ville de Genève ce qui éliminait les institutions d’autres cantons, par ailleurs je ne souhaitais pas m’installer dans une institution « type Alimentarium », peu concernée par l’art contemporain. Enfin je n’ai pas choisi le lieu il m’a été imposé, cela dit nous nous adaptons parfaitement à ce genre de situations qui fait d’ailleurs pleinement partie du mode de fonctionnement nomade d’Art for the World. Bref, on s’adapte à 100% à ce lieu car nous construisons et créons notre propre espace à l’intérieur du musée. Ce qui est intéressant avec le choix du Musée Ariana, c’est que les œuvres présentées n’ont rien de commun avec celles du musée, essentiellement des objets du quotidien, relevant certes du meilleur design ou des arts de la table les plus raffinés, mais qui n’ont pas cette fonction critique ou de questionnement sur les problématiques de notre époque présentes dans les œuvres d’art contemporain. En même temps, il y a malgré tout un lien entre ces ensembles par le double biais de la nourriture et de la sensibilité qui surgit face à l’expression artistique, qu’elle fût plasticienne, artisanale ou industrielle.

SM : comment avez-vous sélectionnés les artistes, selon quels critères ?

AVF : on est parti de nous-mêmes, de nos propres sentiments, de nos racines, de nos expériences, ensuite nous avons recherché des artistes ayant développé une réflexion sur les questions d’alimentation liée à la terre-mère. Nous avons aussi voulu montrer des œuvres fortes sur le plan des valeurs plastiques et signifiantes. Certaines ne sont pas de lecture facile, il faut dépasser leur beauté formelle pour accéder à un contenu qui éclaire une problématique précise. C’est le cas par exemple avec le court-métrage de Pipilotti Rist I Drink Your Bath Water. Sur un plan historique, je suis partie des années Fluxus et Nouveau Réalisme avec des artistes majeurs tels que Josef Beuys, John Armleder, Marcel Broodthaers ou Daniel Spoerri, pour remonter jusqu’à l’art d’aujourd’hui illustré par une nouvelle génération d’artistes.

SM : quels sont les principaux thèmes abordés autour de l’idée maîtresse de la nourriture et ceux particulièrement que vous avez voulu mettre en évidence?

AVF : je peux par exemple citer, avec Beuys, celui de l’énergie vitale, spirituelle et créatrice de la nourriture, chez Broodthaers la nourriture devient un concept pour la compréhension du processus de signification du monde en général, et de l’art en particulier. On trouve avec la vidéo de l’artiste brésilienne Lenora de Barros la relation entre le pouvoir et la nourriture / la parole, la faim et le silence. Le Projeto Coca-Cola de Cildo Meireles illustre le caractère globalisé du circuit de Coca-Cola. Les Envies, le voglie delle madri de Vivianne van Singer renvoient à la relation primordiale de la mère à l’enfant. Le court-métrage Black Breakfast (2008) de Jia Zhang-Ke traite de la pollution de zones urbaines en Chine. Le film La Mangue de Idrissa Ouedraogo, cinéaste burkinabe, évoque la régénération des plantes et des humains. Mais il y en bien d’autres à découvrir !

SM : vous avez joué un rôle important dans le domaine de l’art contemporain à Genève, notamment en créant en 1974 le Centre d’art contemporain ou en réalisant plusieurs projets d’envergure internationale. Que pensez-vous de la politique d’art contemporain actuellement menée à Genève ?

AVF : il est vrai qu’en ces années 70 nous avons déblayé le terrain, sans beaucoup de moyens et d’argent. Il y avait encore l’envie, la curiosité d’apprendre, une générosité dans l’investissement personnel, une liberté de pensée. Puis progressivement tout s’est rigidifié avec l’institutionnalisation du système qui a multiplié les règles, la bureaucratie, les directions et les personnalités. Enfin le pouvoir économique a pris le pas sur le pouvoir politique, ce qui a montré l’ignorance des décideurs en matière d’art contemporain. La politique de ces 15-20 dernières années a conduit à une congélation et à une dispersion des énergies, la catastrophe artistique du CAC en est un exemple parmi d’autres. Cela étant, bien d’autres villes ont connu une évolution identique dans ce domaine. Je suis heureuse néanmoins qu’Andrea Bellini ait été nommé à la direction du CAC, c’est un juste choix à mettre au crédit des décideurs. Le problème c’est qu’il arrive après une période difficile qui a duré 25 ans, mais je suis sûre qu’il va faire quelque chose de bien.

SM : avez-vous d’autres projets qui vous tiennent à cœur, à réaliser à Genève ou ailleurs ?

AVF : je suis partie à l’étranger pour respirer un peu mieux, mais aujourd’hui je vois pointer une lueur d’espoir, je sens un nouvel élan s’amorcer à travers l’action entreprise récemment par les Affaires culturelles de la Ville de Genève. Ainsi mon souhait serait de pouvoir amener mon bureau d’Art of the world à Genève et travailler ici à la réalisation de projets et à la formation de jeunes dans le domaine de l’art contemporain.

Propos recueillis par Françoise-Hélène Brou